"FRENDO STAR"…Ou les cinq dernières minutes

Un exploit de Gérard Jamin et son équipage.
Extrait du livre Rotors de mer de Michel Heger
(éditions Addim)

Vendredi 12 mars 1976

Le caboteur Frendo Star aborde le golfe de Gascogne. Il avait quitté Rotterdam et se dirige vers le petit port portugais de Leixoes. Le Frendo Star n'est pas bien gros: 64 mètres de long et à peine 13 mètres de large, 1600 tonnes tout au plus. Une cinquantaine de conteneurs en pontée ou en cales. Une dizaine d'hommes à bord.

Une profonde dépression s'est formée au sud ouest de l'Irlande et s'est rapidement dirigée vers le sud est, creusant la mer avec l'obstination d'un fossoyeur. Les éléments se déchaînent de plus en plus. Les limites du contrôlable ont été dépassées et les rafales de vent atteignent plus de 75 nœuds à l'île de Batz. 150 km/h!

Il est 21 heures. La tempête est à son paroxysme. Une vague plus violente que les précédentes bouscule le petit navire qui se couche, un peu plus peut-être que lors des coups précédents. Mais une secousse se fait sentir dans tout le bord et, comme blessé, le Frendo Star ne se redresse pas. Graham Douglas, le second du navire qui avait pris le quart n'a pas besoin de prévenir son capitaine. L'un et l'autre ont compris: désarrimage. Le cauchemar de tout commandant de cargo. Les saisines retenant les conteneurs de la cale ont cédé quelque part. C'est irrattrapable dans les circonstances actuelles. Le navire est couché sur tribord. Irrémédiablement.

Le capitaine fait capeler les gilets de sauvetage et se décide à émettre un message de détresse "Frendo Star, 45°55 nord et 06°45 ouest, 120 miles ouest de île de Sein. Cargaison désarrimée. Gîte de plus de 40 degrés. Dix hommes à bord. Demande assistance".

À Saint Nazaire radio comme à Brest l'appel a été entendu. La salle des opérations de la Préfecture Maritime a vite "spotté" le navire en perdition. Pas loin de ce dernier se trouve précisément le Henri Poincaré de la Marine nationale, un énorme cargo transformé en navire de poursuite pour satellites et destiné aux essais des missiles balistiques de la Force océanique stratégique. Dérouté, il est rapidement sur place mais son commandant se rend rapidement compte qu'il ne peut rien pour les hommes du Frendo Star. Aucune embarcation ne pourrait affronter une mer pareille. Pas question non plus de mettre en l'air son Alouette: les mouvements du pont rendent la manœuvre impossible. Il faudra attendre le jour pour envoyer un hélicoptère de la Marine à partir d'une base terrestre.

La base d'Aéronautique navale de Lanvéoc Poulmic, située à la pointe du Finistère, sur la presqu'île de Crozon, juste à côté de l'École Navale, prévient l'équipage d'alerte. À quatre heures, ce samedi 13 mars, le lieutenant de vaisseau Gérard Jamin, commandant d'aéronef, le maître Schultz, copilote, le maître Logeais, mécanicien, le premier maître Collin, treuilliste et le premier-maître Manchon, plongeur de l'escadrille 22S, prennent leurs consignes auprès des "opérations" tandis que l'équipe de piste prépare le Super-Frelon n° 147, heureusement doté de pales à bord d'attaque en inox, ce qui n'est pas la moindre des choses lorsqu'il s'agit d'affronter des grains violents.

A 06h06 le Super-Frelon n° 147, indicatif Bravo Juliet, décolle enfin. Il fait encore nuit mais l'heure de décollage a été calculée pour que l'hélicoptère arrive sur la zone du drame au moment du lever du jour. Les grains aggravent le manque de visibilité. La tour indique laconiquement la météo: "Pression sur le terrain 980 millibars, vent du 280 pour 50 nœuds avec rafales à 70, visibilité inférieure à un mile, plafond 300 pieds". On ne dit que le strict nécessaire dans ce métier, mais il n'est pas interdit de penser. Et l'optimisme n'est pas le sentiment dominant du moment. On ne met normalement pas des hélicoptères en l'air dans de telles conditions. Seule la sauvegarde de la vie humaine, disent les textes, peut le justifier, et la décision a été soigneusement pesée.

Jamin sait ce qui l'attend. La flottille à laquelle il appartient n'a pas pour mission principale de sauver les gens. Son métier, c'est la chasse aux sous marins pour laquelle les Super-Frelon ont été spécialement conçus et achetés: traquer les sous-marins étrangers pouvant se trouver au large de Brest où sont basés nos sous marins stratégiques, pour éviter qu'ils soient pistés à leur insu. Alors la haute mer, il connaît. Et il y a maintenant en plein golfe de Gascogne dix hommes en péril. Prévoyant, il a fait changer le treuil de son appareil pour un treuil équipé d'un câble plus long: cinquante mètres. Il ne sait pas encore que cela sera pourtant insuffisant.

Pendant le trajet vers le Frendo Star, il réfléchit à tous les cas de figure imaginables. Il s'entretient dans le langage concis des "aéros" avec son équipage dont chaque membre, à un moment ou à un autre, va jouer un rôle déterminant. Équipage! Jamais peut-être ce mot ne prendra plus exactement son véritable sens. Une équipe, soudée, où chaque rôle a été distribué, dont chaque "joueur" a suivi l'entraînement spécifique à sa fonction dans le groupe. Que l'un d'eux, dans ces conditions extrêmes, vienne à faillir, et c'est la mise en péril de la mission mais aussi, peut-être de leurs propres vies.

À 7h15 le Frendo Star est en vue, enfoncé dans l'eau, couché, blessé, assailli par des masses d'eau grise que l'hiver a brassées de ses vents glacés. À quelques encablures de là la masse imposante du Poincaré rassure peut- être mais demeure impuissante: toujours pas question de mettre en œuvre ses propres hélicoptères légers; encore moins question de mettre à l'eau la moindre embarcation. Mais il est là tout de même. Il a servi de balise Tacan pour le guidage du Super-Frelon, il servira de relais radio entre celui-ci et le Frendo Star car le lieutenant de vaisseau Jamin veut être déchargé au maximum des communications afin de mieux entendre son treuilliste sur l'interphone.

Sans perdre de temps Gérard Jamin entame une orbite d'observation, cherchant un point suffisamment dégagé sur le cargo pour tenter d'y descendre son plongeur. Ce dernier, le premier maître Manchon, revêtu d'une simple combinaison de plongée, d'une brassière de sauvetage et d'un harnais qui lui permettra de s'accrocher au câble du treuil est assis à la porte de l'hélicoptère, retenu de la main droite par le treuilliste le premier maître Collin, lui même arrimé à l'appareil par un harnais de sécurité. L'un et l'autre ont le cœur dans un étau. Manchon contemple avec anxiété les énormes vagues qui balaient le porte conteneur: il lui faudra bientôt descendre dans cet enfer. Collin sera son assurance vie, l'extrémité pensante de sa ligne de vie, celui qui par la rapidité de ses réflexes et son coup d'œil de marin acquis au fil des années, saura arracher à temps son camarade à une déferlante vicieuse surgie du tumulte gris et blanc. Collin sera aussi les yeux du pilote car tout se passe en dessous de l'appareil. Seul le treuilliste, penché à la porte de l'appareil peut voir les obstacles de la mâture, la mer, le plongeur pendu au bout du câble ou immergé au milieu des vagues. Collin guidera le pilote d'une voix qu'il faudra calme, forcément calme, respectueuse d'une procédure rigoureuse établie par l'expérience: "en avant doux, en avant doux, en arrière doux, en arrière franc, comme ça comme ça, vous êtes trop bas, remontez, remontez, vous êtes bon en hauteur, comme ça, comme ça!".

Jamin tente une approche. Le Frendo Star gîte maintenant de près de soixante degrés. Sur le pont incliné dix hommes trempés, visiblement épuisés se tiennent comme ils le peuvent à côté de la passerelle, cramponnés à leur univers qui se dérobe. Dans des creux d'une hauteur équivalente à celle de quatre étages le navire fait de terribles embardées en roulis et en tangage. L'hélicoptère lui-même est sans cesse déstabilisé par les rafales.

Tandis que Schultz son copilote assure l'écoute radio et la surveillance des éléments de vol, tandis que Logeais le mécanicien assis entre eux sur un strapontin assure celle des éléments "machine", régime des turbines, débit de la génératrice d'électricité, pressions hydrauliques, températures diverses, le lieutenant de vaisseau Jamin se cramponne aux commandes. Il a dû déconnecter le pilote automatique conçu pour le vol dans des conditions plus normales et mieux adapté aux phases d'une mission anti-sous-marine qu'à un combat avec des éléments déchaînés.

À la verticale du navire, assurant malgré tout un stationnaire approximatif, il va tenter la descente du plongeur. Collin le guide d'une voix posée où la tension se perçoit malgré tout.

- En avant doux, en avant doux, en arrière franc, comme ça, vous êtes trop bas, vous êtes b...bien. Remontez un peu, remontez! remontez!

Là, c'est un cri. Jamin réagit au quart de seconde. Une phénoménale embardée du Frendo Star a propulsé son mât à quelques mètres du ventre du Super-Frelon. L'empalement a été évité de justesse.

Manchon est blanc:

- Comment veux-tu que je me pose là dessus, crie-t-il, à Collin, j'ai toutes les chances de me casser une patte...dans le meilleur des cas, et là, on aura pas l'air con et en plus on sera venu pour rien!

Collin retransmet à Jamin: "le poser du plongeur est impossible, capitaine, il faut que les gars mettent leur canot à l'eau."

Jamin, très échaudé, acquiesce de la tête. Il se tourne vers son copilote:

- Faites passer le message par le Poincaré.

Quelques minutes après, Daniel Hyslop, qui a tout vu et tient trop à son ange gardien mécanique, se rend à l'évidence.

Il contemple avec effroi le gris métallique de l'eau. Non pas ce gris de l'acier, franc et lumineux mais ce gris incertain de la fonte et du métal impur auquel le vent arrache des shrapnells liquides qu'il projette en tous sens. Il regarde le vert sombre, souillé de blanc comme la lèvre gercée d'un glacier où les rafales ouvrent des crevasses soudaines et éphémères. Il accepte enfin le défi. A-t-il vraiment le choix? Il ordonne alors la mise à l'eau du canot pneumatique. Mais à peine gonflé celui-ci est arraché de la surface et, retenu malgré tout par un bout, se met à battre dans le vent comme un vulgaire pavillon. Lorsque le bout se rompt le canot retouche l'eau sur la tranche et part dans le vent et les vagues, roulant d'une crête à l'autre comme une roue grotesque. On ne le reverra pas.

Jamin, de nouveau fait signe à son copilote:

- Il n'ont plus le choix. Faites leur dire de se jeter à l'eau les uns après les autres au fur et à mesure qu'on les remonte.

À bord du Frendo c'est la consternation. La machine est maintenant stoppée. Plus d'électricité, plus de radio. Ils se trouvent désormais sur une épave. Hyslop garde cependant son énergie et ses qualités de chef. Les hommes se mettront à l'eau trois par trois, décide-t-il, en s'accrochant à des bouées. Philip Pepworth n'a que dix huit ans, c'est le plus jeune, il a le redoutable honneur de sauter le premier. Mais la peur ne donne pas toujours des ailes. Cette fois-ci elle lui coupe les jambes. L'élan est insuffisant, il tombe près de la coque du cargo, beaucoup trop près. A chaque instant il risque d'être écrasé par la masse métallique. Ses camarades lui crient de s'éloigner le plus vite possible. Le vent emporte les mots. Philip ne parvient pas à se décoller du navire. Malcom Johnson, le second mécanicien, et Hyslop sont les meilleurs nageurs du groupe. Ils sautent à l'eau, empoignent le mousse et l'éloignent des dangereux remous.

Jamin n'a pas perdu de temps. Il se présente face au vent, guidé maintenant par la seule voix de Collin, se débattant avec les commandes: la main droite sur le manche "cyclique" qui contrôle l'assiette ou l'inclinaison de l'appareil, la main gauche sur le "collectif" pour monter ou descendre, les pieds pédalant littéralement sur les palonniers pour garder le cap dans les turbulences. Chaque action sur l'une de ces commandes demande une correction sur les autres. Il se met en stationnaire à trente mètres au dessus des vagues et à quelques mètres de la verticale des trois naufragés. Il est 7h45, déjà, lorsque Manchon équipé cette fois-ci de palmes franchit le seuil du sabord de l'hélicoptère accroché au câble du treuil. Entre Schultz et Jamin le maître mécanicien Logeais ne dit rien, ce n'est pas le moment. Mais il regarde les jauges de carburant avec de plus en plus d'angoisse. Plus d'une heure trente se sont écoulées depuis le décollage et l'on commence à peine le sauvetage. À cent miles nautiques de la terre! Derrière lui, Collin annonce à l'interphone.

- Je descend le plongeur, comme ça, en avant doux, ça ballotte capitaine! ça bal...

En dessous de l'appareil le vent a cueilli Manchon. Il ne le voit plus, le câble frotte contre la coque et la roue droite du Super-Frelon. Manchon réapparaît, comme un pantin impuissant. Collin reprend:

- Ca va maintenant, comme ça, remontez un peu, comme ça, le plongeur descend, le plongeur arriv...merde!

Une énorme vague s'est abattue sur l'infortuné Manchon qui avale plus d'eau de mer qu'il ne l'a jamais fait dans sa carrière de marin. Il réapparaît, semble reprendre ses esprits puis, totalement immergé maintenant, il tient la sangle orange devant lui comme l'exige la procédure, et se dirige de toutes ses forces vers le groupe des trois hommes. Malgré son masque il voit à peine: aux rafales de la tempête s'ajoute le souffle du rotor qui soulève l'eau en mille particules qui le giflent cruellement. Mais Philip est là, juste devant lui, l'air effrayé. Il l'agrippe, lui passe la sangle de treuillage autour du corps, plonge encore la tête dans l'eau pour ajuster le bouclage de sécurité, accroche son propre harnais au câble à l'aide d'une pince auto-coinçante. Il lève enfin ses yeux vers le ciel et tend son bras vers le treuilliste, la main elle même tendue, l'index se refermant en O sur le pouce. Le O de OK des plongeurs. C'est le signal de la remontée.

Collin regarde au bout du câble les deux hommes agrippés l'un contre l'autre. Il ne voit pas venir une autre déferlante qui les enveloppe soudain alors qu'ils se trouvent à plus de huit mètres de l'eau. Il reprend la remontée du câble et accroche enfin Manchon qu'il tire par son harnais à l'intérieur de l'appareil. Il attrape enfin le jeune Pepworth qui crache encore de l'eau et l'envoie au fond du cargo après l'avoir dégagé de la sangle. Il regarde Manchon. Le premier maître est visiblement essoufflé, proche de l'épuisement. Ils n'ont encore sauvé qu'un seul homme.

À l'avant, Logeais a montré la jauge au lieutenant de vaisseau Jamin. Il n'y a plus de temps à perdre. Le treuil est trop lent. Le commandant d'aéronef convient avec son treuilliste d'accompagner la montée ou la descente du plongeur "au collectif" afin d'ajouter à la vitesse du treuil la vitesse de montée ou de descente de l'hélicoptère. C'est très risqué. Le pilotage se fera à deux mais l'autre pilote ce sera bien Collin, à l'arrière, avec sa voix, son coup d'œil, et sa main droite serrée sur la commande du treuil.

- Comment va Manchon? demande Jamin.

Celui-ci vient de refaire son O du pouce et de l'index.

- Il va capitaine, il va. Je crois qu'on peut y aller.

La méthode "treuil-collectif" fonctionne. À 8h15 le troisième homme est hissé à bord. Manchon cependant n'en peut plus. Il est gelé, à court de souffle, musculairement épuisé. Il doit récupérer à tout prix.

La jauge devient le point de mire des trois hommes de l'avant.

- On ne fera pas le compte, dit Jamin. À ce rythme là on peut encore en remonter deux ou trois, pas plus, si l'on ne veut pas rentrer trop juste. Encore faut-il que Manchon puisse redescendre.

Il peut. Au bout de quelques minutes il a récupéré, une fois de plus. Il repasse le seuil de la porte cargo. La méthode semble être décidément la bonne et la coordination entre les trois hommes s'améliore encore un peu. Il ne leur faut que dix minutes pour hisser quatre hommes supplémentaires.

Les trois hommes de l'avant font les comptes. Il faut avoir de quoi rejoindre la côte. Il faut encore arriver à la base avec suffisamment de carburant pour effectuer une percée GCA et une remise de gaz éventuelle. Il ne faut pas non plus arriver trop court en kérosène car en dessous d'un certain niveau de carburant tout changement d'assiette risque de provoquer un désamorçage du circuit. Et compte tenu des rafales et des turbulences qui les attendent, il est à prévoir quelques mouvements violents de l'appareil.

En dessous cependant les trois hommes restant ont dégoté un deuxième canot pneumatique, ont réussi à le mettre à la mer et se sont réfugiés à l'intérieur. Voilà de quoi soulager le commandant d'aéronef.

- Encore un treuillage, tranche-t-il alors. Si Manchon le peut. Ce sera le dernier. Après on rentre et on fait décoller un autre hélico pour ramasser les deux derniers.

Manchon, une fois de plus se glisse dans la sangle de sauvetage et s'assied sur le rebord de la porte. Collin, penché par dessus son épaule guette la mer et guide son commandant d'aéronef à la verticale des naufragés. Il leur fait des signes, il voudrait leur dire de n'en mettre qu'un seul à l'eau et, pour les deux derniers, de rester dans le dinghy pour attendre un autre hélicoptère. Des signes! Avec les vagues, avec le vent, avec les gouttelettes acérées propulsées par le souffle du rotor, qui giflent et glacent la peau, qui brûlent les yeux! Avec le froid. Des signes! Les hommes du dinghy sentent-ils qu'ils risquent d'attendre encore plus longtemps? Se méprennent-ils sur la signification des gestes de Collin? Ils se jettent tous à l'eau, abandonnant le dinghy aux rafales.

À bord du Super-Frelon c'est la consternation. Mais y a-t-il un autre choix? Manchon descend, remonte le premier homme, redescend, remonte le deuxième. Les trois hommes de l'avant ne quittent plus la jauge carburant du regard. Manchon descend une dernière fois. Il est violet de froid, ne parle plus, ne fait que les signes indispensables. Il croche enfin le dernier naufragé et pour la dernière fois referme l'index droit sur le pouce, les trois autres doigts ne parvenant pas même à se tendre, recroquevillés par la fatigue.

Collin agrippe son camarade et le jette au sol puis il empoigne le naufragé et le propulse à l'arrière de la cabine.

- Treuillage terminé vous pouvez y aller" dit-il enfin au le lieutenant de vaisseau Jamin.

Celui-ci n'a guère attendu. Il a déjà poussé son cyclique vers l'avant, soulevé légèrement le collectif. Il sent ses jambes qui tremblent. Adrénaline. Pourvu qu'ils puissent regagner la terre!

Collin vient de fermer la porte de la cabine après avoir jeté un dernier regard à la coque blessée harcelée par les énormes vagues. Il regarde Manchon recroquevillé, totalement épuisé, payant durement maintenant l'excès d'énergie qu'il a du fournir pour sauver les dix hommes. Il sourit. Manchon lui fait une grimace entre deux claquements de dents. C'est aussi un sourire. Les marins du Frendo les regardent encore marqués par la peur, l'eau, le froid. Le bruit des turbines empêche toute communication. Ils seront plus bavards à terre.

Pour Jamin, Schutz, Logeais et Collin, tout reste encore à faire: rejoindre la terre ferme. Surtout prendre le bon cap, économiser le carburant, calculer la bonne dérive. Cent miles à parcourir! Les grains, encore, la mauvaise visibilité. On ne dit plus rien. De temps en temps, Schutz ou Jamin essaient de contacter la base de Lanveoc pour avoir une météo, pour affiner leur position, pour entendre enfin une voix qui ne soit pas tendue par le stress.

- Visuel sur le Raz! S'écrie enfin Jamin. Il est 9h30. Le Raz de Sein! Ce n'est pas la terre ferme certes, mais ce n'est plus tout à fait que de l'eau. Il y a des îles, des cailloux, des phares et des remous; il y a même quelques landes rases où l'on pourrait se poser en cas de doute. Et cela rassure tout le monde.

- On continue, décide pourtant le commandant d'aéronef. Ils crèvent de froid derrière, on doit pouvoir y arriver.

Il y arrivent en effet. On leur épargne une percée radar afin de gagner du temps. Le Super-Frelon est ballotté par les rafales. Il est vraiment lège. Jamin pose malgré tout l'appareil sans trop de difficulté. Les trois hommes de l'avant regardent pour une dernière fois la jauge du carburant: elle indique 200 litres. L'équivalent de cinq minutes de vol.

Que dire de la suite? Infirmerie, café chaud, vêtements secs, pour les uns; rapport de mission, débriefing, congratulations pour les autres. Journalistes. Télévision. Coups de téléphone, coupures de presse, euphorie générale.

"La mer cette fois ci n'aura pas eu sa proie!" sont en droit de penser avec bonheur les deux équipages, celui du Super-Frelon et celui du Frendo Star.

Mais c'est penser trop vite.

La mer est cruelle, carnivore et ne lâche pas facilement prise.

La tempête a brisé en deux la coque du pétrolier Olympic Bravery échoué depuis le 24 janvier sur les rochers de l'île d'Ouessant, provoquant un début de marée noire.

Quatre jours après le sauvetage du Frendo Star, un équipage décolle donc avec le Super-Frelon n°147, celui là même qui a arraché à la mer les marins du petit caboteur. La mission consiste cette fois-ci à surveiller l'état de la coque du pétrolier et mesurer l'étendue de la nappe de mazout. À bord se trouvent le lieutenant de vaisseau Sirinelli, l'enseigne de vaisseau Cazaban, le maître Varin et le maître Daniel.

Deux heures plus tard, l'appareil et son équipage disparaissent brutalement en mer.

Samedi 20 mars 1976.

10h30. À Paris la cour des Invalides retentit de pas cadencé et de sonneries de clairon. Après l'ouverture réglementaire du ban, le président de la République, Valéry Giscard d'Estaing, agrafe sur les poitrines du lieutenant de vaisseau Jamin et du premier maître Manchon la croix de chevalier de l'Ordre national du Mérite.

15h00. Dans la petite chapelle de l'hôpital des armées de Brest que surplombe un sinistre pont de béton jeté en travers de la Penfeld, une assistance nombreuse se recueille devant les cercueils des quatre derniers occupants du Super-Frelon n° 147.