Georges Adam
Saint-Jacques, un souvenir marquant
Bien que ma vie professionnelle ait été assez riche et ensoleillée avec ses 20 ans entre Toulon/Le Brusc et Saint Tropez après le retour d’un congé d’études aux Etats-Unis en juin 1968, ce n’est pas de cela que je vais parler, mais d’un projet mûri au long de mes dernières années d’activité.
L’admiration pour la foi des pèlerins du Moyen-Âge, le désir de contempler, en situation, les merveilles notamment architecturales qu’ils nous ont laissées et celui de tester ma capacité à accomplir une chose difficile, le besoin de tourner une page de ma vie après le départ de mes enfants, celui de mon épouse, ma retraite et mon déménagement, m’avaient conduit à projeter de faire dès que possible le pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle à bicyclette, en partant de Riez. En mai 1999, à mon départ en retraite, pardon : en 2e section, connaissant mon vœu, mes camarades m’ont offert une bicyclette routière avec 3 plateaux et 8 pignons (braquets de 1,73 à 8,42 m) et surtout des freins efficaces même sous la pluie !
Pour diverses raisons, je n’ai pas pu partir dès cette année, et ai attendu le 29 mars 2000. L’hiver avait été très sec et les agriculteurs se lamentaient ; aussi, à la demande de l’un d’eux, j’avais sincèrement prié quelques jours avant pour la pluie. Je peux dire que cette prière a été très largement exaucée : pas plus de deux jours sans sur les 51 de mon pèlerinage ! Pour commencer, il avait neigé pendant la nuit du 28.
À l’aller, j’ai rejoint Arles et suivi au plus près la via tolosana décrite par Aimeri Picaud : Saint Gilles, Montpellier, Toulouse, Pau, le Col du Somport, point culminant à 1.632 m de mon périple, Jaca, Puente la Reina où l’on rejoint el camino francés qui, par Burgos et León conduit à Saint Jacques où je suis arrivé le dimanche 23 avril, jour de Pâques et fête de Saint Georges. J’ai ensuite poursuivi jusqu’à Fisterra et suis retourné par La Corogne, puis el camino del Norte par Gigón, Santander et Bilbao, coupé à travers le Pays Basque vers Pampelune et repris el camino francés jusqu’au Col de Roncevaux et la via podiensis jusqu’à Saint Côme d’Olt avant de rentrer chez moi par Avignon: 4.060 km en 51 jours sur cet itinéraire culturel européen qui, au Moyen Âge, a participé au repeuplement et à la re-christianisation de l’Espagne, à la circulation des hommes, des arts, de la culture en Europe, y a développé le devoir d’accueil du voyageur et qui contribue maintenant à donner une âme à notre Europe qui en a bien besoin.
J’ai eu des moments difficiles : pluie quasi quotidienne, vent d’Ouest si fort en Espagne que j’ai souvent dû pédaler pour descendre, froid particulièrement dans la Montagne Noire et en descendant du Somport et une tendinite au genou qui m’a obligé à monter quelques côtes à pied et à me reposer 36 h au château de Montesquiou. Mais aussi la sortie de Toulouse en poussant ma bicyclette sur quelques centaines de mètres dans un no man’s land de 50 cm de large, plein de ronces, entre les grillages d’Aérospatiale et d’une autre entreprise car il n’existe aucune sortie cyclable vers l’Ouest, et ma déception quand, arrivant à la nuit tombante et sous un orage de grêle au gîte de San Juan de Ortegas, je comprends qu’un autocars de prétendus pèlerins a mangé toute la fameuse soupe à l’ail traditionnellement offerte par le curé ou encore le lundi de Pâques à Santiago où il a plu à seaux toute la journée.
J’ai vu des paysages et des monuments magnifiques. Je n’en cite que quelques-uns : Saint Trophime d’Arles, Saint Gilles, Lunas avec son émouvante chapelle wisigothe dédiée à Saint Georges ; Revel où je découvre ce qu’est une bastide en Aquitaine (chez nous, ce n’est qu’un mas) ; Saint Sernin à Toulouse ; je ne vois malheureusement presque rien d’Oloron Sainte Marie tant le temps est exécrable ; la magnifique et verdoyante vallée d’Aspe, si différente de mon coin de Provence ! l’étonnante Canfranc Estación, actuellement station de ski établi autour d’une gare sur une ligne de chemin de fer inachevée, inaugurée en grande pompe un peu avant la guerre civile espagnole, Jaca avec sa belle cathédrale romane et sa citadelle ; San Juan de la Peña, monastère construit à l’intérieur d’un abri sous roche dans un site grandiose ; la mystérieuse chapelle octogonale d’Eunate, Navarrete où mon attention durant la messe est distraite par un immense retable entièrement doré : combien d’Amérindiens ont péri pour extraire tout cet or ? La cathédrale gothique et la porte sculptée de l’église Saint Nicolas à Burgos ; la cathédrale de León malheureusement en travaux ; la Cruz de Hierro (1515 m, 2e point le plus haut de mon périple) malheureusement dans le brouillard ; le contraste étonnant entre la campagne et le village de shistes noirs et de végétation rare et dénudée et la beauté lumineuse de l’intérieur de l’église d’O Cebreiro ; la cathédrale de Santiago de Compostela, particulièrement ce qui reste du monument roman, mais je n’ai pas eu droit au botafumeiro pendant la messe de Pâques … le paysage breton de Fisterra ; la crypte de la cathédrale de Santander avec ses énormes piliers ; Jesuit City à Azpeitia puis la montagne basque en montant au Col de Roncevaux, plus fleurie et ensoleillée que la vallée d’Aspe deux semaines plus tôt ; le cloître de Moissac dont j’avais tellement entendu parler que je craignais d’être déçu ; le Pont Valentré à Cahors, le village perché de Saint Cirq-Lapopie, la grotte de Pech Merle ; la basilique Sainte Foy à Conques et l’histoire de cette adolescente d’Agen, martyre de la foi, dont la vénération s’est répandue tout le long du chemin et, de là, jusqu’en Amérique où une ligne de chemin de fer transcontinentale porte son nom ; Sainte Énimie à la sortie des Gorges du Tarn où vit toujours l’histoire de cette sœur du roi Dagobert atteinte de la lèpre, qui a trouvé la guérison dans la Fontaine de Burle ; la Corniche des Cévennes : mais là, je commençais à être un peu fatigué et à avoir hâte de rentrer !
J’ai vécu des moments de joie, voire de bonheur : trouver un moment ensoleillé après une matinée dans une pluie froide, et pouvoir me sécher en pique-niquant au pied de la cathédrale de Castres ; inaugurer mon téléphone portable tout neuf au bénéfice d’un camionneur en panne ; entrer en plein cœur de Toulouse par le chemin de halage du canal; trouver un gîte chauffé, par exemple à Villafranca del Bierzo où on avait allumé un bon feu dans la grande cheminée du gîte ; à O Cebreiro, c’est mon ego qui a été soigné quand trois étudiants espagnols à bicyclette rencontrés à plusieurs reprises me disent avoir été bluffés quand je les ai doublés ce matin dans la côte à la sortie de Villafranca (je jouissais d’un répit de ma tendinite !). J’ai aussi été très fier, en arrivant à Ribadeo de comprendre les longues explications en espagnol pour parvenir au gîte.
J’ai bénéficié d’accueils vraiment touchants : à Auch où un futur pèlerin à bicyclette m’invite à souper et dormir chez lui et me fait découvrir le Ketum pour soigner une tendinite qui commence à m’handicaper sérieusement, au point que je prendrai 36 h de repos au château de Montesquiou. À Etsaut, une jeune femme m’emmène en voiture visiter le village de Borce où se trouve un ancien hôpital de pèlerins avec des graffitis dessinés par les soldats de Napoléon en route pour envahir l’Espagne. À Castrojeriz, le curé réveille en musique les pèlerins accueillis dans son presbytère avant de leur offrir le déjeuner. À Sahagún, le gîte muicipal était fermé car le chauffe-eau était en panne ; la jeune fille de garde sur le lieu s’est démenée une demie-heure pour trouver la responsable municipale et lui faire admettre de me confier la clef. À Ribadeo, c’est un homme qui s’est aussi débrouillé pour me faire ouvrir le gîte municipal. À Santander, c’est un architecte qui hébergeait les pèlerins dans ses locaux. Et que dire du père Ihidoy, curé de Navarrenx qui accueille aussi les pèlerins dans son presbytère. À Lectoure, je n’avais plus rien de propre à me mettre et un blanchisseur a accepté de laver mon linge sale après la fermeture de sa boutique.
Mais, au-delà de tous ces souvenirs, ce que j’ai trouvé c’est avant tout le pardon et la paix. Et ça, c’est inoubliable : merci Saint Jacques !
Riez, le 31 janvier 2012
Georges Adam, GM puis IA