Gilles Combarieu
Echouage de TR GUYENNE
Juillet 1968
Etre nommé, en mai 1968, au commandement de la Guyenne représentait pour le jeune enseigne que j'étais, la matérialisation d'un rêve… Mais ce vieux caboteur(1000 tonnes) racheté par le Centre d'Expérimentations du Pacifique pour ravitailler tous les postes périphériques mis en place dans les archipels des Tuamotous et des Australes pour la surveillance de la zone, n'était peut-être pas le cadeau idéal !
L'état mécanique de ce bâtiment était déplorable : au cours de ma première traversée de Papeete à Hao du 15 au 19 juillet la Guyenne avait été sept heures à la dérive à cause de sept avaries distinctes du moteur principal ou d'auxiliaires attelés, sans compter trois autres avaries sur les auxiliaires !... Aussi je concluais le rapport de cette traversée ainsi : « Je considère que naviguer dans ces conditions peut comporter certains risques ».
Matinée du 22 juillet.
Depuis 6 heures du matin nous sommes stoppés à la dérive au large du point de débarquement des baleinières de l'atoll de Réao. Beau temps, vent nord 10 nœuds. Une baleinière à l'eau assure les rotations. 9h50 : à 700 yards de la côte l'officier de quart veut battre en arrière mais le moteur ne part pas… Ce moteur est un diésel qui est lancé par un distributeur à air comprimé. Le chef mécanicien estime à une demi-heure la durée nécessaire pour démonter et nettoyer le distributeur. A ce moment je donne l'ordre à la baleinière de prendre la Guyenne en remorque par l'arrière pour essayer de nous écarter de l'atoll, et de mettre la deuxième baleinière à l'eau. La Guyenne dérive lentement vers l'atoll, étrave vers la côte, malgré la traction du 40 CV ! hors-bord de la baleinière…
C'est à ce moment, après avoir mûrement réfléchi, que je décide de ne pas mouiller. Le vent poussant à la côte j'étais sûr que si je mouillais l'étrave serait retenue par l'ancre mais trop près des brisants et que l'arrière du bâtiment serait venu toucher le récif, or je voulais à tout prix garder l'hélice et le safran éloignés de la côte… tête du patron bosco qui voulait mouiller !… aussi je laisse volontairement le bateau s'échouer par l'étrave à 10h10.
Mais la traction d'une seule baleinière ne suffit pas à maintenir la poupe écartée du récif et à 10h15 nous sommes échoués pratiquement parallèlement à la côte... enfin la deuxième baleinière passe son aussière à 10h20… et cela suffit pour écarter l'arrière du récif ! gagné !... provisoirement, car l'étrave monte sur le corail à chaque vague et à 10h30 nous avons 8 degrés de gîte à bâbord… Alors je rédige un appel à assistance : « Echoué sur REAO, je ne garantis plus la survie du bâtiment,… » A ce moment-là, étant donné les chocs violents au niveau de l'étrave et la gîte croissante j'estime qu'il faudra une aide extérieure pour nous déséchouer. J'ai fait distribuer les brassières de sauvetage et mis en place tous les moyens de pompage disponibles dans le compartiment avant… Pendant ce temps les mécaniciens se battent avec le distributeur dont un piston est grippé dans son cylindre , mais rien n'y fait.
Vers 11h15 la gîte diminue et j'ai l'impression que le bâtiment flotte par instants, alors que l'étrave s'appuie sur le récif et que l'arrière est bien maintenu loin de la côte grâce aux baleinières. En fait l'étrave a écrasé le pâté de corail sur lequel elle était échouée et nous nous déplaçons lentement le long de la côte en écrasant les coraux avec l'étrave… heureusement que ce n'est pas du granit breton ! Sinon je ne serais pas resté longtemps dans la Marine…
11h40 Le maitre mécanicien désespéré vient m'expliquer que le piston de rechange du distributeur n'est pas à la bonne cote ! Et il entreprend de diminuer son diamètre avec une lime en le coinçant dans le mandrin d'une perceuse électrique ! Quel bricolage ! Je constate alors que l'étrave n'avance plus le long du récif mais semble immobilisée : la Guyenne est appuyée sur tribord avant sur un gros pâté sur lequel malgré la houle l'avant ne monte pas. Il faut profiter de cette situation et je décide d'aller mouiller l'ancre de 1000kgs sur tribord arrière à 30 mètres de la poupe. A 12h00 je note au journal de bord : « le bateau est bien échoué par l'avant. Gîte 5 à 8 degrés Babord. Les baleinières empêchent l'arrière de se rapprocher du récif. L'hélice est toujours claire. Les chocs sont plus violents. »
12h35 le vent étant un peu moins fort, je décide de prendre une des deux baleinières qui nous tiennent l'arrière au vent pour aller mouiller l'ancre en la mettant « en cravate « au milieu de la baleinière. Elle est mouillée par 33m. de fond à 30 mètres sur tribord arrière avec un fil d'acier rappelant de l'écubier tribord avant. C'est à partir de 13h20 que l'on peut commencer à raidir le fil d'acier tandis que la baleinière reprend une remorque sur l'arrière. De plus grosses vagues mettent le bâtiment à flot par instant et le fil d'acier est embraqué peu à peu en évitant de le faire forcer.
14h00 Ca y est ! La Guyenne flotte… On vire lentement le fil d'acier et les baleinières maintiennent le cap du bâtiment vers la côte en empêchant l'arrière de tomber sous le vent. A 14h05 nous sommes mouillés sur notre ancre que je décide de laisser au fond… Nous sommes à la dérive, remorqués par les baleinières qui nous écartent de l'atoll ! Aussitôt je rends compte : « Contre toute attente sommes déséchoués, à la dérive, à la remorque de mes baleinières » Ce message en fera sourire certains à Papeete… Enfin les mécaniciens persévérants réussissent à relancer le moteur en avant à 15h45… au bout de 6 heures…
Ce jour-là, j'ai su ce que c'était d'avoir l'estomac noué…