Michel Heger
Au large de Mururoa
1970 Centre d'expérimentations du Pacifique : une mission pas comme les autres !
- H moins dix secondes…. Cinq, quatre, trois, deux, un, zéro !
En dépit de la distance, plusieurs dizaines de nautiques, qui nous sépare du point zéro, un souffle brûlant frappe nos nuques.
- Vous pouvez vous retourner !
Devant nos yeux, une boule de feu n'en finit pas de grossir, au loin, et monte vers le zénith. Un champignon blanc puis violacé envahit le ciel, énorme: un engin thermo nucléaire vient d'exploser à la verticale du petit atoll de Fangataufa. Deux mégatonnes annoncées.
H+ douze minutes : revêtus de nos combinaisons étanches avec masques et gants, nous prenons place dans deux alouettes III. Mission : aller au point zéro récupérer dans le bunker de tir les précieux films de l'explosion avant qu'ils ne soient compromis par les radiations ambiantes. Chaque équipage est composé d'un pilote, d'un membre du Service Mixte de Sécurité Radiologique (SMSR) et de deux techniciens du CEA.
Nous embarquons dans nos appareils respectifs, ajustons nos masques au groin proéminent et déjà trempés de sueur. Par dessus le masque, une cagoule vient compléter l'étanchéité du dispositif. Pendant que j'effectue la mise en route et les vérifications de cabine, le spécialiste SMSR contrôle une dernière fois ses appareils de mesure sur lesquels reposent notre mission. Il s'agit en effet de ne pas exposer à des doses prohibitives les hommes et bien sûr les fameux films.
Décollage sans problème. Le ciel s'est assombri. Il est devenu violet. Le masque restreint considérablement la visibilité du pilote. Le laryngophone déforme les voix et les mots . La respiration est difficile. La chaleur…Atmosphère !
Cap sur le point zéro. Les mesures Geiger sont acceptables. On continue. Le lagon a perdu ses couleurs de rêve. L'océan lui-même qui l'entoure, s'est teinté de brun. Au fur et à mesure que l'on approche, on réalise la puissance inimaginable qu'a dû dégager l'explosion. Bien que la boule de feu n'ait jamais touché la surface ( il s'agit d'un tir sous ballon), l'onde de choc, elle, a chassé l'eau du lagon vers l'extérieur en une sorte de vague centrifuge qui a labouré le sol de l'atoll.
Quelques cocotiers brûlent encore. Nos cœurs sont un peu serrés. Les deux Alouette, en ligne de file, effectuent un tour de reconnaissance, cherchant au milieu des décombres un point de poser le plus proche possible de la porte du bunker.
En dépit d'un atterrissage sans stationnaire préalable, nos rotors soulèvent un gros nuage de poussière, justifiant à lui seul nos équipements de protection. Les hommes du CEA se ruent à l'extérieur, saisissent les mallettes spéciales placées dans des paniers fixés sur chaque flanc des appareils et destinés à recevoir les films. Le SMSR emboîte le pas suivi des pilotes qui ont stoppé rotors et turbines et doivent se mettre théoriquement à l'abri dans le bunker pendant la récupération des enregistrements.
Le Geiger « crache » mais nous ne sommes pas supposés rester assez longtemps pour être inquiétés. Toute l'équipe s'approche du bunker. Un énorme groupe électrogène qui se trouvait à proximité a été balayé et gît à une dizaine de mètres de là en un amas de ferraille tordue.
Stupeur et perplexité ! La clé hexagonale permettant de manœuvrer le volant d'ouverture de l'énorme porte du bunker n'est pas à la place prévue. De plus, le volant lui même est déformé . Impossible d'ouvrir la porte !
Le technicien SMSR, les yeux rivés à son compteur, nous fait un grand signe accompagné d'un grognement à travers son « groin ». Ça crache trop, et faute de pouvoir s'abriter immédiatement, il faut repartir. Repli général !
Les mallettes rejoignent leurs paniers, les équipages leurs appareils, les turbines sifflent à nouveau … nous décollons soulevant une nouvelle fois une bonne quantité de poussière radioactive !
Nous prenons de l'altitude et contactons la direction des tirs embarquée sur un bâtiment de la Marine situé à bonne distance. Des chiffres sont échangés où, clairement, sont mis en balance le risque limité de contamination ou d'irradiation des équipes et celui de voir des enregistrements irremplaçables voilés et irrémédiablement perdus.
La décision est prise : il faut y retourner, rechercher cette maudite clé et récupérer les films. Nous disposons pour cela d'un temps limité calculé au plus juste par les ordinateurs.
Pour la deuxième fois nous nous posons et, qui de bleu, d'orange, ou de gris vêtus selon nos fonctions, arpentons désespéramment un sol ravagé et inspectons les vestiges du groupe électrogène. L'ambiance est dramatique mais, rigolant sous masque, je ne peux m'empêcher de penser à cet album de Tintin et Milou dans lequel une pie a volé la clé des pompiers !
Soudain un cri jaillit de la ferraille : Je l'ai ! Je l'ai !
Tel la statue de la liberté, un agent du CEA brandit l'objet tant convoité dont la forme banale et cruciforme rappelle les outils servant à changer les roues de voiture.Tout le monde converge vers la porte blindée. Hélas la serrure est déformée. Il faut encore frapper à grands coups de clé la douille récalcitrante. Derrière nous le SMSR s'impatiente : ça crache.
Enfin le volant tourne. On se rue à l'intérieur du bunker et refermons hâtivement la porte.
En un petit quart d'heure les mallettes doublées de plomb sont remplies de leur précieuse moisson et le chef de mission donne le signal du départ selon un protocole bien rôdé : les pilotes sortent les premiers en courant, mettent les Alouette en route. Quant tout est prêt pour le décollage, les agents du CEA se précipitent à leur tour, placent les mallettes dans les paniers ad hoc et embarquent, suivis de peu par l'agent du SMSR. Soulagement général… et nuage de poussière. Cap sur notre bateau-mère, le TCD Ouragan.
A son bord, notre petite histoire a mis en branle un processus de recueil parfaitement étudié : rappel sur le pont d'envol des équipes de contrôle radiologique et armement du sas de décontamination.
La silhouette du TCD se détache peu à peu sous un ciel redevenu normal.
Les Alouette se posent l'une derrière l'autre sur le pont arrière organisé tout spécialement
pour les retours de ce genre de missions. Dès que les rotors s'arrêtent,
des hommes équipés comme nous de combinaisons, de masques et de cagoules
NBC s'approchent, pointant devant eux des perches inquisitrices, contournent les appareils, investiguent le moindre recoin, évaluant notre degré de contamination. D'autres s'approchent maintenant, nous apportant des sur-bottes de vinyle dont nous recouvrons nos chaussures avant de poser les pieds sur le pont qui oscille doucement. On a l'impression de revenir de la lune. Tous ces gestes ont été répétés maintes fois lors des entraînements mais maintenant « c'est pour de vrai ! ». En file indienne nous nous dirigeons vers le sas de décontamination. D'autres hommes masqués nous déshabillent puis nous dirigent vers des douches dont, après maintes ablutions et frictions, nous sortons par une autre porte. Des sous-vêtements neufs de l'intendance nous sont remis et c'est dans cette tenue légère et peu sexy que je me dirige vers ma cabine le long de coursives désertes et froides. Nous avons certes été bien contaminés mais, nous a-t-on assuré, irradiés dans une mesure très acceptable .
Sur ma couchette, une deuxième tenue de vol m'attend pour la mission H+ 2h50. Une mission de reconnaissance radiologique de l'atoll beaucoup moins exigeante puisque rien ne nous obligera à pénétrer dans une zone trop « active ». Quant aux Alouette, elles auront droit elles aussi à de bonnes douches et une courte quarantaine.
Michel Heger