Lionel le Gal de Kerangal
De l'influence de la sobriété sur la qualité de la consommation
J’étais second à bord du SNLE le T…. Nous venions d’appareiller pour patrouille. C’était aussi l’époque de l’année où l’État Major de la Marine diffuse sa circulaire annuelle sur la surveillance de la consommation d’alcool à bord des unités.
Cette circulaire, embarquée avec le denier courrier, ressurgit après le départ dans les mains du pacha qui m’interpella, vaguement préoccupé d’en tenir compte.
Comment s’y prendre pour influer sur la consommation de rations déjà très règlementées et comptées au plus juste.
A la suite d’un temps d’observation des usages de la cafétéria je remarquais que la touque de cambusard, ration de la journée, restait à disposition dans la cuisine et était utilisée par certains officiers mariniers pour agrémenter le casse-croute à l’issue des quarts.
Après en avoir débattu avec le « Patron » Je décidais que cette touque serait remisée sous clé en cambuse à la fin de chacun des repas et ne trainerait plus à la cuisine à la disposition des habitués.
Cette simple mesure faillit déclencher un drame : Le président des officiers mariniers supérieurs demanda à me voir pour m’expliquer que je rompais là une sorte de coutume et privait ses ouailles de l’agrément de casse-croutes arrosés, propices à maintenir haut leur moral.
Jusque là, en effet, l’abstinence des plus jeunes dont le goût avait évolué, soit spontanément soit rebuté par l’agressivité du nectar des SAO, vers les jus de fruit, laissait disponible une grande partie de leur ration. Le moral des routiers s’en trouvait donc naturellement favorisés et cette brusque diète faisait monter la mauvaise humeur.
J’expliquais que les ordres étaient les ordres et qu’il était sûrement possible aux assoiffés de s’arranger autrement. La consigne fut maintenue. On râla une semaine puis on s’habitua assez facilement à la portion congrue.
Ainsi passa le temps et on parla d’autre chose jusqu’au retour à quai où tout le monde s’affaira alors à faire les comptes pour transmettre à l’autre équipage, chacun en ce qui le concernait, une situation claire. C’est alors que le patron vint me voir avec une nouvelle inattendue : Il nous restait en cambuse plus du triple du volume de vin que celui que nous ramenions d’habitude et comme ce vin, approvisionné par le S.A.O. (Service Approvisionnement des Ordinaires), pouvait être repris par ce Service, la caisse de l’ordinaire de l’équipage s’en trouverait plus riche d’autant. Mais que faire de ce pactole ? ….Il était temps cependant de penser à autre chose et la décision fût remise à plus tard, après les permissions.
Au retour à Brest, dans une belle ambiance, on se retrouva tous dans notre bâtiment pour l’entrainement et la préparation de nôtre future patrouille.
Entre autres préoccupations revint celle de résoudre le problème du pactole de l’ordinaire. On réunit le comité de cambuse et une partie du comité de distractions (…. Et oui on prenait, à cette époque, beaucoup de précautions pour tenir compte des souhaits de l’équipage et de son moral pour affronter de longues patrouilles coupé des familles) pour réfléchir au bon emploi de cette manne. Chacun y alla de sa petite idée mais c’est le Patron qui suggéra la meilleure. Puisque nous avions montré que l’équipage était capable de sobriété peut-être serait-il possible d’embarquer moins de vin mais du meilleur. Ce fut immédiatement un accord unanime. Branlebas de combat !! On décida aussitôt de créer un comité de goûteurs qui serait chargé, sous la houlette du Patron, de choisir le vin « ad hoc » en testant, directement à la cuve, le choix du S.A.O.. Plus personne ne pensait à protester contre les restrictions. On se réjouissait plutôt de l’heureux concours de circonstances qui avait permis cette innovation.
Ainsi fût fait et la patrouille suivante, adieu le cambusard, l’ordinaire fonctionna sobrement mais agréablement avec un Côte du Rhône de derrière le SAO.