Jacques Rivron
En route vers la Martinique,
un certain 7 novembre 1964
Nous approchons de Sao-Miguel aux Açores. Le fort vent d'Est, qui nous accompagnait depuis le départ, est tombé. La mer est creuse, mais ne moutonne pas. Une forte chaleur nous a surpris ce matin au branle-bas; que sera-ce quand nous serons sous l'équateur. Pour le moment, nous ne sommes qu'à la latitude très nordique du Cap Finisterre. Nous verrons les Açores demain midi; ces îles hautes de 2000 mètres sont visibles, paraît-il, de fort loin.
L'ambiance du poste ce soir est plus calme qu'hier. Hier soir, on a discuté de théâtre: pour ou contre « La cantatrice chauve », pour ou contre Ionesco, pour ou contre Bertold Brecht. Bref tout le monde râle. Brecht ou le théâtre des humbles. Par contre, avec « En attendant Godot », on atteint l'expression artistique la plus sublime.
On a eu poste de combat cet après-midi. Je m'étais trouvé une jolie place, très relaxe, à la passerelle aviation. Je savourais discrètement ce poste de combat quand brusquement l'officier de détail fait irruption et me jette à la passerelle navigation comme adjoint officier de quart.
Après deux jours de croisière, la passerelle navigation est l'endroit le plus désagréable du bord; elle est le creuset de toutes les mauvaises humeurs du bateau. Le commandant râle après ses « loufiats »; les « loufiats » râlent après les midships. Le Pacha pose des questions saugrenues, comme si le bateau ne pouvait pas marcher sans elles. L'officier de quart s'excite autour de son compas; le midship confond tribord et bâbord. Il faut bien le dire, c'est lui le plus brimé à la passerelle. Il a besoin de tout et on lui « fauche » tout.
Quand il a besoin de l'ATP1, c'est le chef opérations qui l'a. Il voudrait sa pointe sèche, c'est l'officier de navigation qui s'en sert. Il a besoin d'un renseignement sur la carte et cette fois-ci, c'est le directeur des études qui s'étale négligemment dessus. Et pour comble de malheur, le pacha l'interroge sur le rayon de giration de la Jeanne, tandis que l'officier de quart lui demande s'il est à poste par rapport au Victor Schoelcher et que la phonie lui dégueule son baratin fétide, alors qu'il (le midship) cherche son crayon qui a roulé sous la table à cartes.
Pauvre midship. C'est à se demander comment tournerait une passerelle s'il n'était pas là.