Jacques Rivron
Du côté de Tristan Da Cunha,
un certain 7 Mars 1965
Je savais que le parallèle 40° Sud avait mauvaise réputation auprès des cap-horniers d'antan. La mer est grosse et le groupe Jeanne d'Arc a du mal à tenir sa vitesse pour parvenir à temps à Tristan da Cunha. Je penche à croire maintenant que c'est en Atlantique que l'on essuie toujours le mauvais temps.
Tristan da Cunha a triste réputation : montagne de deux mille mètres perdue dans les nuages. Les rouleaux déferlent au pied de falaises abruptes et, sur cette île désolée loin du monde, vivent deux cent cinquante sujets de Sa Majesté Britannique. Ils vivent là de pêche, de chasse, refusant de quitter l'île où ils sont nés. Nous leur apportons du courrier et des vivres. La Jeanne constitue pour cette île presque un service régulier, puisque l'ancienne était déjà passée là l'année dernière.
Nous connaissons maintenant l'objet de notre visite de cette année à Tristan da Cunha. Le Pacha voulait récupérer sa chaloupe qui s'était mise au sec sur les cailloux de l'île l'année dernière et qu'il avait été obligé d'abandonner aux îliens. Nous venons aujourd'hui à Tristan pour la récupérer.
Le Pacha avait refusé de signer un procès-verbal de perte, puisqu'il l'avait laissée à Tristan Da Cunha pour réparations et s'était juré de la ramener à Brest. Le temps aujourd'hui n'est guère favorable pour une telle entreprise. Puisqu'il n'y a pas moyen de la ramener à bord par voie de mer, on lui fera prendre la voie des airs.
Un HSS est dépêché pour prendre la chaloupe qui pèse bien une tonne. On le voit bientôt revenir peinant contre le vent avec sa chaloupe se balançant dans les airs tout au bout d'une élingue. L'hélicoptère remonte avec difficulté contre le vent et tout le monde est monté sur l'avant du pont d'envol pour admirer l'exploit de nos pilotes. On a disposé des pneus sur le pont d'envol pour que la réception de la chaloupe se fasse tout en douceur.
L'hélicoptère amorce sa descente à la verticale du Spot 3. Le pilote tient avec difficulté son appareil, car le vent souffle sur le pont à quarante nœuds. Plus que quinze mètres. Les regards sont figés sur la chaloupe qui se balance. Soudainement effroi, stupeur et silence de mort.
La chaloupe s'écrase sur le pont d'envol d'une hauteur de dix mètres : l'élingue avait lâché. Le pont est jonché des lattes de la chaloupe qui a littéralement explosé. La chaloupe gît sur le flanc complètement démantelée. Chacun est muet d'effroi. L'exploit était si proche que chacun en est resté baba. Puis c'est une explosion de rire généralisée.
Le Pacha décide quand même de rapporter à Brest les restes de la chaloupe, unique objet de notre passage à l'île de Tristan Da Cunha.