Jean-Paul Rouot
Un événement Majeur !
S'il est, parmi les 155 jours qu'a duré la croisière, un jour pour lequel je suis capable de dire, instantanément et sans réfléchir, où nous étions et ce que j'ai fait, c'est bien le dimanche 17 janvier 1965. Souvenez-vous : c'est ce jour-là que la « Jeanne » et le « Schoelcher » ont pénétré, en début de matinée, dans le Milford Sound et ont remonté la totalité du fjord, au fond duquel nous avons mouillé pendant que le pacha recevait à déjeuner quelques notables locaux venus à bord en chaloupe.
Pourquoi ai-je conservé un souvenir aussi précis de cette journée ? Tout simplement parce que, ce jour-là, il m'arrivait une chose qui n'arrive qu'une seule fois dans une vie : n'en déplaise à Bernard Coloby qui n'a que 24 jours de plus que moi, le benjamin des midships que j'étais devenait majeur !
Voici d'ailleurs, ci-dessous, ce que j'écrivais le soir même dans mon journal de bord.
DIMANCHE 17 JANVIER 1965
Messe à 7h15. Ensuite, je vais aux postes d'admiration car nous entrons dans le Milford Sound, magnifique fjord situé sur la côte SW de la Nlle Zélande. Le paysage est formidable. Les bords sont à pic. De temps en temps, une petite vallée suspendue aboutit au fjord, donnant souvent naissance à de très belles cascades. Nous mouillons pendant toute la matinée au fond du fjord, quelques visiteurs montent à bord. Comme le fjord fait un coude, nous ne voyons pas la mer, si bien que nous sommes entourés de tous les côtés par des montagnes dont certaines sont couvertes de neige. Le paysage est grandiose.
A 11h00, déjeuner. J'ai retenu une table pour le poste : je fête mes 21 ans ! A la fin de ce repas, en remontant sur le pont, je m'aperçois que nous quittons le Milford Sound, donc la Nouvelle Zélande. Nous cinglons maintenant vers l'autre extrémité de l'Australie.
A 13h00, nous retardons nos montres d'une heure. Il est 12h00 L.
Le soir, télécinéma : « Marius ».
En me relisant, je m'aperçois que j'ai omis de parler d'un autre évènement qui m'a marqué ce jour-là, et dont je garde un souvenir très précis. Pour admirer la sortie du fjord, je m'étais mis sur le passavant tribord, juste à hauteur de mon poste (le 5), et j'y étais resté un bon moment pour regarder s'éloigner les côtes de la Nouvelle-Zélande. La mer était relativement peu formée et ne « moutonnait » donc pas, quand mon attention fût attirée par des traces d'écume à environ un quart de mille du bateau. Je fixais mon attention sur le phénomène quand je vis un, puis plusieurs jets sortant de l'eau. Et, en regardant plus précisément, je distinguai, de façon très nette, plusieurs dos de cétacés qui dépassaient de la surface. Il y avait là tout un troupeau de baleines en train de souffler. Malheureusement, le spectacle fût de courte durée, car les mammifères plongèrent très vite et je ne les ai plus revus ensuite. Et cela reste la seule et unique fois où j'ai pu observer des baleines en pleine mer.
Vinrent ensuite la fin de la croisière, puis l'embarquement à Toulon sur l'Eurydice, puis les deux années d'école d'application au GM et à Sup'Aéro et l'entrée dans la vie active. Fin 1969, j'étais affecté au CAEPE (Centre d'Achèvement et d'Essais des Propulseurs et Engins), à Saint Médard en Jalles, près de Bordeaux. Je me remettais, avec l'équipe du CAEPE, à jouer avec assiduité au rugby, que j'avais abandonné à la sortie de l'X. Et, quand on s'intéresse au rugby, on ne peut pas ne pas s'intéresser à la Nouvelle-Zélande. De plus, au milieu des années 80, quand j'étais directeur de l'établissement de Bordeaux de la SEP (Société Européenne de Propulsion) et que je venais de « raccrocher les crampons », un de mes anciens partenaires de l'équipe SEP, salarié de l'établissement, me présenta à Jean-Patrick Lescarboura, à l'époque demi d'ouverture titulaire du XV de France. Et ce dernier me fît un joli cadeau, sous la forme d'une paire de chaussures à crampons, estampillées de la fougère néo-zélandaise, cadeau qu'il avait lui-même reçu quelque temps auparavant, lors d'une tournée du XV de France aux antipodes.
La Nouvelle-Zélande se rappelait donc souvent à mon bon souvenir et, petit à petit, l'idée germa en moi : il fallait qu'un jour ou l'autre, je retourne là-bas et que je prenne le temps, entre autres choses, de retourner sur les lieux où j'avais fêté ma majorité.
Comme souvent dans ce genre d'histoire, c'est l'occasion qui a fait le larron et c'est grâce à mon fils aîné que j'ai pu mettre mon projet à exécution. Grâce à son service militaire fait dans la coopération à Melbourne de début 1992 à mi 1993, et qui l'avait préparé à la vie australienne, Antoine put se porter candidat, fin 1999, à un poste d'ingénieur technico-commercial ouvert par son entreprise à Sydney. Il a donc vécu près de Sydney de mars 2000 à septembre 2005 avec sa famille, dont la petite dernière née en Australie en septembre 2001.
Bien évidemment, je ne pouvais pas rester aussi longtemps sans voir grandir mes petitsenfants. Aussi, pendant cette période de 5 ans, j'ai fait quatre fois le voyage des antipodes (d'abord seul, car divorcé depuis plusieurs années, puis avec Chantal que j'avais rencontrée mi-2002), avec toujours à peu près le même déroulement : environ quatre semaines de séjour, dont le première passée chez mon fils, les deux suivantes à faire du tourisme, et la dernière de nouveau chez mon fils avant le retour en France.
C'est lors du deuxième voyage que je mettais mon projet à exécution (pendant le premier, j'étais resté en Australie pour découvrir le Nord-Est avec Cairns et Port Douglas, puis le centre avec l'Ayers Rock, et le sud avec Melbourne et la Great Ocean Road.)
Je partais de CDG le mercredi 16 janvier 2002 par un vol Cathay Pacific, et je débarquais à Hong-Kong (c'était quelques semaines après l'inauguration du tout nouvel aéroport) le lendemain 17 janvier vers midi et j'y passais toute la journée et la soirée, mon vol pour Sydney étant peu avant minuit. C'est donc à Hong-Kong que je passais mon 58ème anniversaire, 37 ans après ma majorité au Milford Sound, et j'arrivais à Sydney le lendemain 18 janvier vers midi.
Pendant la première semaine en Australie, je réservais mes billets aller-retour pour Christchurch, ainsi qu'une voiture de location à l'aéroport, avec dans l'idée, une fois arrivé sur place, de partir à l'aventure sans plan préconçu, et je m'envolais pour l'île du sud de la Nouvelle-Zélande le jeudi 24 janvier.
Je prenais une chambre dans un motel de Christchurch (Southern Comfort Motel) et, en consultant la documentation touristique dans ma chambre, je découvrais qu'il existait des possibilités de croisière sur le Milford Sound. Dès le lendemain matin, avant de prendre la route, je réservais par téléphone, en retenant une formule de croisière avec nuit à bord.
Le vendredi 25 janvier, je roulais pendant une bonne partie de la journée, avec un passage au pied du mont Cook et de son glacier, et j'arrivais en fin d'après-midi à Twizel, où je passais la nuit.
Le lendemain, samedi 26 janvier, je poursuivais vers le sud-ouest, et j'arrivais à Queenstown, « capitale » des Alpes néo-zélandaises, un peu avant 15 h. Queenstown est une ravissante petite ville qui s'étale au bord du lac Wakatipu, située à 70 Kms du Milford Sound à vol d'oiseau, mais encore à 300 Kms par la route qui contourne les massifs montagneux !
Sitôt ma chambre réservée dans un petit hôtel, je reprenais la voiture et filais à l'aéroport, avec l'idée de réserver pour le lendemain matin un vol vers le Milford Sound. Et là, énorme coup de chance : j'arrivais juste au moment où un pilote se préparait à faire décoller son monoplan monomoteur 4 places, après avoir reçu un coup de fil de deux touristes australiens, qui demandaient qu'on vienne les chercher à l'aérodrome de Milford Sound ! Je n'ai pas hésité une seule seconde et, quelques minutes après, j'étais en l'air pour vivre un moment magique. Le pilote avait une heure devant lui pour honorer son rendez-vous au Milford Sound et, pendant cette heure, j'en ai pris plein les yeux. Nous avons d'abord remonté en rase-mottes le lac Wakatipu vers le nord, jusqu'à l'endroit où le lac est alimenté par un glacier qui descend des montagnes situées au nord. Puis nous avons pris de l'altitude et mis le cap au nord-ouest, pour passer les montagnes enneigées et atteindre l'océan un peu au nord de l'entrée du Sound. Le spectacle était absolument magnifique. Puis nous sommes redescendus à 100 ou 150 m d'altitude pour entrée dans le Sound et le remonter jusqu'au fond et atteindre la piste où les australiens nous attendaient. Après un très bref arrêt, nous repartions vers Queenstown, toujours par-dessus les montagnes, mais cette fois en ligne droite ! J'atterrissais une heure et demie après le décollage, après avoir emmagasiné plein d'images dans la tête et dans l'appareil photo !
En tous cas, cela me préparait on ne peut mieux pour la croisière qui m'attendait le surlendemain.
Le dimanche 27 janvier, je prenais la route vers le sud-ouest, en direction de Te Anau, située sur les bords du lac du même nom, où je passais la nuit. Puis, le lendemain matin lundi 28 janvier, je reprenais la route pour effectuer les quelques 130 Kms qui me restaient à faire pour atteindre le Milford Sound par la Te Anau-Milford Sound Highway (Highway 94), seul accès au Sound par la route. Ayant un peu de temps devant moi, je quittais la route vers la droite pour prendre la piste qui mène, à environ 20 Kms en remontant la Holyford Valley, aux superbes Humboldt Falls. Au retour, intrigué par une pancarte délabrée indiquant « Historic Grave, 400m », je laissais la voiture sur le bas-côté et m'enfonçais dans un sentier en pleine forêt. Je traversais la Holyford River sur une passerelle suspendue pour arriver enfin devant une stèle à moitié enfouie sous les fougères, sur laquelle je déchiffrais l'inscription suivante : « In the memory of Donald Keith, aged 59 years, native of Scotland, who lost his way and died from exhaustion ». Il s'agissait là, sans doute, de la tombe du plus célèbre inconnu de l'histoire de la Nouvelle-Zélande ! Merci à lui, cependant, car la balade à pied était splendide.
Revenu sur la Highway 94, je commençais la « grimpette » vers le Homer tunnel, seul passage permettant de traverser le dernier éperon rocheux avant de redescendre vers le Milford Sound. Ce tunnel, situé à plus de 1000 m d'altitude et long de 1270 m, est assez impressionnant : c'est un simple boyau creusé dans la roche, non éclairé, et permettant tout juste de croiser les véhicules venant en sens inverse. Je me souviens que mes essuieglaces fonctionnaient en permanence, pour évacuer les eaux d'infiltration qui n'arrêtaient pas de tomber sur la voiture !
A la sortie du tunnel, je m'engageais dans la longue descente de 16 Kms, qui m'amenait au niveau de la mer, au fond du Sound. Il me restait tout juste le temps de foncer jusqu'au port et d'embarquer vers 16 heures sur le Milford Mariner, bateau d'une trentaine de mètres équipé de trente cabines et, surtout, d'un magnifique sundeck.
Appareillage vers 17 h et lente descente du Sound jusqu'à l'embouchure. Mouillage côté rive sud, avec possibilité de faire du kayak et d'aller voir de près les phoques qui se prélassaient sur les rochers. Puis dîner à la tombée de la nuit, pendant la remontée du Sound, en compagnie d'un couple sud-africain habitant Londres. Les sujets de conversation ne manquaient pas : ils me parlaient de l'évolution politique de leur pays, je leur parlais de mon premier passage au Sound 37 ans auparavant et de l'escale de Durban, et nous tombions d'accord pour glorifier les valeurs du rugby !
Nous passions la nuit au mouillage dans une « cove » située rive nord, presque au fond du fjord. Le lendemain matin, pendant le breakfast, nouvelle descente du fjord jusqu'à l'embouchure, puis retour, en rasant les rives au plus près : le temps était dégagé, mais il était recommandé d'avoir des vêtements de pluie car les petites rafales de vent nous apportaient les gouttes venant des nombreuses chutes tombant des petites vallées glaciaires suspendues, en particulier de la plus impressionnante située rive nord. Je pouvais aussi admirer, comme la veille, un certain nombre de phoques s'ébrouant dans l'eau ou se chauffant au soleil. J'étais d'autant plus obnubilé par ce spectacle que je ne me souvenais pas avoir vu le moindre phoque le 17 janvier 1965 !
Mais les meilleures choses ont toujours une fin ! Je débarquais vers 10 h, reprenais ma voiture et continuais mon périple par Invercargill, Dunedin, Akaroa et Chrischurch, où je reprenais l'avion le 1er février en fin d'après-midi pour rentrer à Sydney et passer mes derniers jours de vacances auprès de mon fils et de sa famille.
Voici donc comment, 37 ans (à quelques dix jours près !) après avoir fêté ma majorité sur un vaisseau de haute mer environné de neiges éternelles, je me suis « payé » le plaisir de revoir les lieux et de connaître à nouveau de telles émotions. Je ne regretterai jamais cette décision, et ceci, d'autant moins qu'avec Sydney et Fort de France, le Milford Sound reste, pour le moment, le seul endroit de notre croisière où j'ai eu l'occasion de retourner.
Tarnos, février 2012