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Navale 62-64 Jeanne 64-65

PROMO 62

Oeuvres publiques

Michel Heger

La Baille

Octobre. Le chant du « BORDA »

Au début tout n'est qu'obscurité et silence. La promotion est immobile dans la cour d'honneur, figée dans l'attente. Le ciel breton fait la trêve : des étoiles au-dessus de nos têtes, partout ! Et puis, soudain, des projecteurs s'allument. Le grand mât jaillit de la nuit, emplissant l'espace vertical. Un vrai mât, hérité de la tradition, avec des vergues et des haubans qui accrochent la lumière et projettent sur les bâtiments voisins des ombres arachnéennes.

Nos rangs zèbrent le sol d'alignements impatients. Silence encore...

Enfin, le gravier revit sous le martèlement de pas cadencés qui se rapprochent : nos anciens !

Pas un ordre, pas une voix. Pourtant, comme l'arrêt soudain de quelque machine inconnue, le martèlement cesse et l'on devine dans notre dos le rectangle immobile de ceux dont on ne connaît pas encore le visage, les « aspis », responsables de tous les maux de la période de « culations » et qui deviendront plus tard nos camarades, nos grands frères.

Photo de l'internet
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Écoutez le chant intégral!

Alors, aussi brutalement que la lumière, un chant s'élève, lent, haché, porté par cent voix qui ne font qu'une :

"Je vais vous raconter
Une bien belle histoire
Cette histoire authentique
Est celle du Borda
Ce navire autrefois
Connut des jours de gloire..."

A la fin du chant, trente secondes de silence emplissent la nuit, puis le martèlement des pas reprend, précis comme un métronome, et s'efface, absorbé par l'obscurité et le vent qui se lève.

Les lumières s'éteignent et nous laissent muets, mystifiés, et, disons le, quelque peu émus.

Novembre. La dernière culation

C'est la fin d'une journée habituelle : cross à six heures du matin, cours théoriques, cours pratiques, aviron, etc. Vers neuf heures du soir tout le monde est dans son hamac et navigue déjà sur d'autres mers. Car tout à l'heure est prévue « la grande biffe ». Un exercice de débarquement en canot suivi d'une marche d'infanterie sur un thème tout juste plausible. Le départ est prévu à minuit. Mais tout a l'air sérieux : l'exercice est prévu à la feuille de service, les tenues d'infanterie ont été attribuées avec la forme réglementaire. Un jeu bien distribué quoi !

A minuit a lieu le rassemblement, « rangers » aux pieds. Il pleut. On embarque dans les canots, encadrés par quelques anciens. Pour épargner nos forces il est prévu que les canots soient remorqués par des embarcations à moteur. Un esprit plus éveillé se serait méfié de tant de sollicitude, mais l'on dort debout, troupeau naïf ou résigné qui en a déjà tant vu ! On marche...

Dans la nuit humide et venteuse le convoi glisse maintenant, maigre chapelet de barcasses sur une mer au clapot heurté, dérisoire force d'invasion pour la forêt chimérique où nous attendent quelques ombres destinées à donner la répartie. Débarquement. Rangers remplis d'eau. Début de la marche. On s'enfonce dans la broussaille. Elle vous prend les pieds, vous griffe le visage. On rit au début, on a la forme. Puis peu à peu, insidieusement, revient la fatigue de la journée. On trébuche de plus en plus, une heure trente s'écoule...

On se rend compte soudain que l'aspirant a disparu. Tant pis, on continue. Alors ce sont les lampes qui s'éteignent, piles à plat, comme par hasard. On flaire enfin le piège. Je demande à Loïc, un camarade, ce qu'il en pense.

- Je pense qu'on va vite retourner à la côte. ça sent l'attrape, fistot ! D'ici qu'il n'y ait même plus les barcasses... !

Le bruit court de bosquet en buisson. Une inquiétude encore amusée se répand comme un feu de broussaille.

- Retour aux canots !

Piétinements, rires nerveux, jurons sous les gifles des branches. Voici la plage de galets. On se retrouve dix. vingt, quatre-vingts. Pas un aspirant en vue. bien sûr !

Mais les silhouettes des canots se détachent de l'arrière-plan où, très loin, brillent les lumières de Brest. Soulagement. Pourtant. Loïc remarque :

- Dis donc, je ne vois plus les barcasses qui nous ont remorqués à l'aller ?

- Merde ! Ah les salauds, ils nous ont bien eus ! Qu'est-ce qu'on fait, on rentre à pied ?

Tous réalisent soudain la topographie des lieux. On n'est pas trop loin de la « Baille » par la mer, mais par la terre il y a un immense détour à faire. Quatre heures de marche, au moins !

Dans les groupes les discussions vont bon train. L'unanimité s'établit enfin pour un retour en canot... à l'aviron.

Il pleut toujours, il vente encore, les paupières sont lourdes.

La plaisanterie commence à durer. Il est près de trois heures du matin.

- Deux ! ... Deux ... !

Mécaniquement, les dos se voûtent sur les avirons, puis les corps se raidissent à l'appel du barreur.

- Deux ! ... Deux ! ...

La galère. Presque ! On se réconforte comme on peut, en se disant, par exemple, que dans une heure on sera de nouveau dans les chers hamacs.

Après tout, le but de la marche était sans aucun doute de nous faire revenir à l'aviron. Les « aspis » avaient bien monté leur affaire, la fin logique de tout cela est proche : le hamac. Cette toile tendue entre deux crochets et maintenue écartée par les « bois de lit », nous apparaît maintenant comme le symbole du confort douillet, et la seule pensée de notre chambrée où nous dormons à plus de quarante, suspendus sur trois niveaux, entre les rangées de poutres à crocs, parvient à nous arracher des soupirs d'attendrissement.

- Deux ! ... Deux ! ...

Les mains sont gourdes, vidés les corps.

Et puis, peu à peu, les lumières de la « Baille » s'avivent, les bâtiments de l'Ecole navale, au loin, prennent forme : longs baraquements à un étage, constructions « provisoires » qui datent de 1945 (un provisoire bien français). Quelque chose dérange pourtant dans ce spectacle qui devrait réchauffer nos cœurs.

Oui, quelque chose cloche dans l'allure de la « maison ». Un vague malaise s'installe, sournoisement.

- Deux ! ... Deux !

La cadence se fait rageuse. On a hâte d'en finir. Les détails apparaissent enfin.

- Eh les gars, vous avez vu le mât ! s'écrie le barreur. On dirait qu'« ils » ont hissé le grand pavois !

Le Grand Pavois

Les têtes se retournent d'un seul mouvement. Curieux ce pavois à trois heures du matin ! Et puis les couleurs... ce ne sont pas des pavillons !

Nos cœurs cognent. Une vague impression, comme un souffle maléfique chasse de nos esprits le rêve chéri de nos hamacs.

- Deux ! ... Deux !

Le mât se dresse, bien net maintenant au-dessus des bâtiments. Il est relié au sol et aux toits par une véritable toile d'araignée aux composants indiscernables. C'est joli, grandiose, inquiétant. Quelques fistots ont encore le goût de rire.

Casquettes

Les amarres sont vite frappées sur le quai, et les canots abandonnés aux intempéries qui persistent. Quatre-vingt-dix fistots traversent en désordre le terre-plein venteux qui sépare la darse de nos baraquements. La toile d'araignée devient géante à nos yeux écarquillés par la surprise, l'émerveillement... et la colère : des guirlandes de pantalons, de chemises, de slips, de chaussettes traversent le ciel et convergent vers la tête du mât.

Quatre-vingt-dix placards ont été entièrement vidés de nos effets, et leur contenu monte à l'assaut des nuages ! Il est plus de quatre heures du matin. Nous sommes trempés. A sept heures il faudra que tout soit en ordre et que nous soyons habillés de sec.

- Ah les salauds, les salauds ! hurle encore un voltigeur de pointe qui a voulu voir ce qui se passait à l'intérieur des locaux.

Araignées

Tous se précipitent aussitôt vers le hall. Stupeur et rage ! Des tas bien réguliers se répartissent dans l'entrée, dans l'escalier, dans les couloirs : tas de boutons blancs, tas de boutons noirs, gros boutons des vareuses, tas de chaussures de sport. L'entrée des chambrées est entravée de toiles d'araignée plus fines : lacets noirs, lacets blancs s'enchevêtrent inextricablement. Du grand art ! Nos anciens ont bien fait les choses.

Il nous reste moins de trois heures pour trier les effets, les lacets, les boutons, les répartir par type de vêtement, les distribuer par escouade, puis par poste, avant qu'ils retrouvent enfin le placard de leur propriétaire.

Debout fistots ! Réveil en pleine nuit dans les hurlements des anciens. (Photo X.)

Mais le défi est relevé et, déjà, les rôles sont distribués, une organisation minutieuse est mise en place. Un long travail de patience commence alors que la nuit bientôt s'achève.

A sept heures moins vingt, les yeux s'écarquillent encore pour trouver le chas des aiguilles. Il reste en effet juste assez de temps à chacun pour recoudre les boutons d'une tenue de travail afin de se présenter à l'appel du matin.

Vient enfin la sonnerie du clairon, fatidique. Sept heures cinq : inspection par les capitaines d'escouade. Ces derniers feignent d'ignorer la réalité de cette folle nuit. Leurs commentaires laconiques sanctionnent des joues mal rasées ou des talons peu reluisants.

La journée qui s'annonce est comme les autres : théorie et pratique, électronique, navigation, école de manœuvre avec, encore, un petit peu d'aviron !

Mais l'humour est dans l'air car pendant le cours d'américain, je me suis quelque peu assoupi et je soupçonne que la patience du professeur, un officier de l'US Navy, a été mise à rude épreuve par des ronflements exagérés car il finit par me réveiller gentiment en se contentant de ce commentaire :

- Ce qui est excellent dans votre formation d'officiers de Marine, c'est qu'on entraîne à récupérer et à dormir dans n'importe quelle circonstance !

Jamais pourtant par la suite nous n'entendrons parler de cette nuit, ni par les anciens, ni par les officiers qui nous encadrent. Nuit de désillusions ou nuit d'illusion ?

Fin novembre. La remise des sabres

Il fait jour cette fois. Nos tenues de matelot ont cédé la place à l'uniforme d'officier. Les manches sont bien dépouillées et nos casquettes vides encore de galons. Mais à notre flanc gauche, la bélière est là, suspendue, immobile, dans l'attente de son complément tant envié.

Comme il y a deux mois la promotion strie l'esplanade de ses huit rangées bien alignées face au grand mât.

Aujourd'hui encore, le pas cadencé de nos anciens surgit dans notre dos. Mais le martèlement, unique au début, se partage maintenant en harmoniques moins ordonnés : les aspirants insèrent leurs rangs entre les nôtres. Le silence s'établit, tout juste contesté par le vent d'ouest qui s'accroche dans les haubans.

Quelque part sur notre côté droit, une masse bleu sombre se fige à son tour : les autorités, les spectateurs, quelques invités. Le moment solennel est enfin arrivé. Dans le dos de chaque fistot se trouve désormais celui qui va devenir son « père », en fait son guide son protecteur, son complice et dont il ne connaît pas encore le nom.

- Fistots, demi-tour, droite !

La voix du major de nos anciens est nette, riche déjà d'une autorité pourtant bien récente.

Je découvre mon « père » avec un grand plaisir, puis, de son visage, mon regard glisse vers ses mains gantées de blanc. L'objet tant convoité est bien là, fourreau de cuir noir et poignée dorée.

- Fistot, au nom des saintes traditions (je tends les mains) et en vertu des pouvoirs que nous ont conféré nos grands anciens, je te remets ce sabre, afin qu'il te serve pour la défense de ton pays, et la plus grande gloire de la Marine.

J'entends à peine. Je n'ai plus que des yeux pour voir l'objet symbolique, que des mains pour le recevoir, le serrer, l'accrocher enfin aux bélières, encore maladroitement.

Remise des sabres

En quelques secondes, mon esprit revit les années scolaires, la découverte de cette vocation venue des grands espaces africains et de leurs côtes atlantiques, la préparation du concours au lycée Saint-Louis, les colles, le stress des épreuves, les désespoirs devant l'équation rebelle, et toutes les turpitudes enfin, de ces deux premiers mois à la « Baille ».

- Fistots demi-tour, droite !

Voilà, tout est dit. Quelques ordres, encore, nous font présenter le sabre et saluer le grand mât, témoin immuable des traditions et que je découvre soudain, comme grandi. Je songe au nombre de promotions qu'il a vu défiler à ses pieds. Il a porté à ses vergues décharnées et fantomatiques des milliers de vareuses et de chemises claquant au vent armoricain.

Ses haubans ont vibré chaque année aux chants grandioses et aux cris de rage. Il a vu aux automnes s'attrouper des centaines d'adolescents turbulents et chevelus, et repartir dans la douceur de l'été des promotions soudées par deux années de vie commune, parsemée d'épreuves cocasses souvent, dures parfois comme le peuvent être les premières sorties sur un océan peu complaisant, tragiques aussi, lorsqu'un camarade disparaît au cours d'une régate...

Mais le vent a forci. Et dans la mâture, grande harpe marine, on croit entendre comme une incantation modulée par les rafales :

"Je vais vous raconter
Une bien belle histoire
Cette histoire authentique
Est celle du Borda..."


Notes